CHAPITRE 13
La nuit où je suis redevenue vampire, j’avais absolument besoin d’un peu de sang ayant appartenu à Yaksha, afin de l’utiliser comme catalyseur d’aura. Et je me suis dit que le seul endroit où je pourrais en trouver, c’était la fourgonnette d’Eddie Fender, dans laquelle il avait conservé le corps torturé de Yaksha, prisonnier du compartiment frigorifique. En effet, c’était bien là que j’avais déniché, sous un carton de crèmes glacées, un peu de sang gelé. Mais avant, j’avais eu une conversation peu banale avec un vieux clochard à cheveux blancs, dont le visage triste indiquait qu’il avait connu des revers de fortune. Pourtant, quand je m’étais approchée de lui pour lui dire bonjour, il avait réagi comme s’il s’attendait à ma venue.
— Vous êtes ravissante, ce soir. Mais je sais que vous êtes pressée.
— Comment le savez-vous ?
— Je sais pas mal de choses. C’est cette fourgonnette qui vous intéresse, je suppose. Je l’ai surveillée pour vous.
— Depuis combien de temps attendez-vous que j’arrive ?
— Je ne sais pas trop. Je crois que je suis ici depuis votre dernière visite.
La fourgonnette ne devrait pas se trouver là. La police aurait dû l’envoyer à la fourrière deux mois auparavant. Non seulement elle était encore garée au même endroit, mais en plus, le compartiment réfrigéré fonctionnait encore. Le clochard insinuait même qu’il s’était chargé de la garder en état de marche. Ce qui était crucial, parce que si le sang s’était décomposé, je n’aurais pas pu l’utiliser, et j’aurais été dans l’impossibilité de redevenir vampire. Et je n’aurais pas pu protéger l’enfant…
Un problème se posait : le clochard était-il au courant de tout ça ?
De toute évidence, il savait quelque chose.
Et un autre problème se posait : comment avait-il été mis au courant de ce qui se passait ?
Comme le soleil se couche et que je n’ai rien de mieux à faire, je décide de retourner dans la rue où j’ai rencontré le vieil homme. Et là, à mon grand étonnement, je le trouve assis à côté de l’endroit où était garée la fourgonnette. Celle-ci n’est plus là, mais le clochard n’a pas changé. En fait, exactement comme la dernière fois, il est en train de boire du lait directement à la bouteille. Je m’approche de lui, et il lève les yeux vers moi. Ses yeux se mettent à briller, reflétant la lumière sale des lampadaires. Mais il ne se lève pas. C’est un homme âgé qui doit être perclus de rhumatismes. Je me souviens que la dernière fois, je l’avais aidé à se mettre debout. Il m’adresse un sourire particulièrement chaleureux.
— Vous revoilà, me dit-il. Je me disais bien que vous reviendriez un jour.
— Vous m’attendiez ?
— Bien sûr. Ça m’est égal, d’attendre. Je n’ai pas grand-chose à faire, en ce moment, vous savez.
Je m’accroupis à côté de lui.
— Et quand vous ne m’attendez pas, vous faites quoi ?
Le vieil homme est timide.
— Oh, j’essaie de travailler un peu, je fais des petits boulots, par-ci par-là. Je rends service, quoi.
Je lui souris.
— En tout cas, vous m’aviez été d’un grand secours, la dernière fois.
L’homme est content.
— Tant mieux. Mais vous êtes une fille brillante, vous savez comment vous sortir d’affaire toute seule.
Il s’interrompt.
— Hé, une petite partie de cartes, ça vous dirait ?
Sa proposition m’étonne.
— Une partie de poker ?
D’un geste, il fait signe que non.
— Non, je suis trop vieux pour jouer au poker, c’est trop difficile. Il faut réfléchir. Que diriez-vous d’une partie de vingt et un ? Je serai la banque. Je suivrai les règles de la banque. Je relancerai à chaque seize, et je vous donnerai une carte chaque fois que vous me le demanderez, à condition que vous promettiez de me donner un pourboire si vous remportez la partie. Qu’est-ce que vous en pensez ? Vous savez jouer au vingt et un ?
Je m’assieds en tailleur en face de lui.
— J’adore jouer. Vous avez des cartes ?
Enfonçant la main dans la poche de son manteau élimé, il en tire un jeu.
— Si j’ai des cartes ? Voici un paquet qui sort tout droit d’une des tables de blackjack d’un casino de Las Vegas. Vous permettez que je mélange le jeu ? Ce sont les règles, vous comprenez. Celui qui distribue bat les cartes.
— Mélangez. Qu’est-ce qu’on parie ?
Avant de battre les cartes, il boit une gorgée de lait.
— Aucune importance.
Et il part d’un grand éclat de rire, qui résonne dans mes oreilles comme une musique joyeuse : ça fait si longtemps que je n’ai pas entendu quelqu’un rire de bon cœur.
— Un vieux clodo comme moi, qui n’a rien à perdre !
À mon tour, je me mets à rire.
— Comment vous appelez-vous, cher vieux clodo ?
Il me regarde droit dans les yeux.
— Hé, attendez un peu… Vous êtes bien plus jeune que moi, et vous ne m’avez jamais dit quel était votre nom.
Je lui tends la main.
— Je m’appelle Sita.
Et nous nous serrons énergiquement la main.
— Et moi, c’est Mike.
— Vous venez d’où, Mike ?
Lâchant ma main, il commence à battre les cartes. Pas de doute, c’est un professionnel : d’une seule main, il est capable de battre le jeu tout entier. Pourtant, il y a dans sa voix une certaine tristesse qui ne m’échappe pas. Sans être désespéré, il est néanmoins amer.
— Je suis allé dans beaucoup d’endroits différents, Sita, me dit-il. Vous savez ce que c’est, quand on a mon âge, les souvenirs se mélangent. Mais j’essaie de ne pas rester inactif, et de continuer à m’occuper. Et vous, vous venez d’où ?
— D’Inde.
Ma réponse l’impressionne.
— Sacrebleu, c’est drôlement loin ! Il a dû vous arriver tout un tas d’aventures entre l’Inde et ici !
— Trop, Mike. Mais allez-vous enfin vous taire et commencer à distribuer les cartes ? Maintenant que je sais que c’est votre jeu favori, j’ai hâte de vous battre.
Il sourit toujours, mais il prétend que je l’ai offensé.
— Dites donc, ma petite, attendez un peu. Nous n’avons pas encore décidé quel serait l’enjeu de la partie. Qu’est-ce que vous avez ?
— Moi, j’ai de l’argent.
— L’argent, c’est bien. Vous avez combien ?
Je mets la main dans la poche arrière de mon jean.
— Trois cents dollars, en billets de vingt.
Il en siffle d’aise.
— Doux Jésus ! Vous vous promenez avec tout votre argent sur vous ! C’est pas très malin, ça, vous le savez ?
Je lui mets sous le nez la liasse de billets que je viens de retirer d’un distributeur automatique.
— Je veux bien parier toute cette somme. Et vous, vous pariez quoi ?
Ma question semble le surprendre, et légèrement soupçonneux, il me lance :
— Qu’est-ce que vous voulez, au juste ?
— Oh, quelques indices que vous me donneriez gentiment feraient parfaitement l’affaire, comme vous le suggériez tout à l’heure. Vous pourriez me donner quelques renseignements ? À condition que je gagne, bien sûr…
Feignant de craindre que des oreilles indiscrètes puissent l’entendre, il réplique en baissant le ton :
— Quand on gagne, ma fille, on n’a pas besoin de tuyaux. C’est quand on perd qu’il est important d’en avoir.
Et il commence à distribuer les cartes.
— Bien sûr que je vous aiderai. Ne soyez pas trop dure avec ce pauvre Mike, c’est tout ce que je vous demande.
Je pose un vingt.
— Je vais essayer de bien me tenir.
Il me sert un quinze, sale main. Lui semble en meilleure posture. Avec un dix. Il pioche une autre carte et fait la grimace. D’après les règles, je devrais relancer, je le sais, mais j’ai horreur de rechercher une main-forte avec une marge de manœuvre aussi étroite. Il attend que je me décide, un sourire rusé sur ses vieilles lèvres.
— Il faut savoir prendre des risques… dit-il pour me narguer.
— C’est vrai.
Je gratte le sol entre nous.
— Servez-moi une carte.
Un sept. Ce qui fait vingt-deux. Grillé. Je redescends de vingt points.
Il distribue à nouveau. J’ai un total de onze, et il pose un six, sa carte la plus faible. Normalement, selon les règles généralement en vigueur, j’ai donc le droit de contrer, mais je lui demande une confirmation, histoire d’être sûre de mon coup. Il acquiesce, ravi de me resservir. Je ne sais pas ce qu’il va faire, si c’est lui qui perd la partie. Je pose encore un vingt à côté des cartes déjà retournées, et il me tend une carte.
— Un neuf. Qui fait vingt. Joli coup.
— Vous-même êtes très jolie, Sita, dit le vieil homme en retournant ses cartes, qui totalisent onze points. Puis il tire un dix, obtenant ainsi vingt et un. Encore une fois, il me bat d’un point, et mon quarante lui revient.
— Flûte ! dis-je, vexée.
Je perds les six donnes suivantes. J’ai beau appliquer les règles, je ne cesse de prendre de mauvaises décisions. D’après les règles officielles, j’aurais dû remporter la moitié des mains, mais bien que Mike semble ravi d’empocher mon argent, je ne crois pas qu’il triche pour autant. Il a déjà gagné deux cents dollars, c’est-à-dire les deux tiers de la somme que j’avais au début de la partie. Si je ne me décide pas à gagner, je vais rentrer à pied.
Cette fois, les cartes me sont favorables : black-jack.
Lui n’a qu’un sept. Je gagne, enfin.
Mike me tend un billet de vingt dollars – celui que je viens de parier.
— Vous le voulez ? me demande-t-il, un éclair de malice dans les yeux.
— Ne deviez-vous pas me donner le tuyau dont j’ai besoin ?
— Mais vous avez gagné, Sita. Le sort en a décidé ainsi, sans que vous ayez à faire quoi que ce soit. Quand on doit gagner, on gagne, c’est comme ça.
Il rassemble les cartes. Nous avons utilisé tout le jeu, et il faut que Mike batte le jeu à nouveau. L’air de rien, il y va de son commentaire :
— Vous savez que si nous étions dans un casino, et que je disposais du sabot du croupier, je pourrais distribuer l’équivalent de six jeux sans avoir besoin de battre les cartes. Qu’est-ce que vous en dites, hein ?
Je n’en reviens pas.
Mais des anges noirs forceront sa mère et lui à rejoindre le miroir dans le ciel, là où les sabots se déplacent sans pieds, là où le cercle d’émeraude apparaît dans la lumière du matin.
Le lac Tahoe, je m’en souviens soudain, était surnommé « le miroir dans le ciel » par les Indiens qui vivaient dans la région, parce qu’ils devaient escalader la montagne avant d’y parvenir : une fois là-haut, le lac leur apparaissait si vaste, si clair, qu’ils avaient l’impression de contempler un miroir parfait dans lequel le ciel se reflétait. Sans compter qu’il y a dans le lac une petite anse naturelle qui répond au nom de Baie d’Émeraude. Et enfin, il y a dans les environs des casinos où l’on trouve des sabots spécialement destinés aux joueurs de blackjack. Ce même jeu auquel nous jouons en ce moment, mais sans l’un de ces sabots qui se déplacent sans pieds.
Kalika avait un livre sur le lac Tahoe.
Le regard de Mike est rivé sur moi.
— On en fait une autre ?
Lentement, je secoue la tête.
— Non, ce ne sera pas nécessaire, merci.
Mon visage est éloquent, et il se contente de hocher la tête.
— J’imagine que vous allez continuer votre route, à présent. Ça m’embête de vous voir partir.
Je plante mon regard dans ses yeux brillants.
— Vraiment, Mike ?
Il hausse les épaules.
— Je sais que vous avez un boulot à finir, et je ne voudrais surtout pas vous en empêcher. J’aime bien que vous me rendiez visite, c’est tout. Ça me rappelle ma jeunesse.
— Je suis plus âgée que je n’en ai l’air, mais vous êtes sûrement au courant.
Il me lance un regard plein de malice.
— Eh bien, oui, je sais tout ça. Mais je dois dire que pour moi, vous êtes encore une petite fille.
Me penchant vers lui, je le serre dans mes bras. Je sens ses côtes, ses vêtements crasseux, et surtout, son amour. Un sentiment très fort m’envahit, comme si j’avais enfin retrouvé un membre de ma famille, une famille dont je n’avais jamais soupçonné l’existence. Mais le temps m’est compté. Mike a raison – j’ai un boulot à finir. Je me redresse, bien que l’idée de quitter le vieil homme me chagrine. Je sais qu’il ne me répondra pas franchement, mais il faut quand même que je lui pose une dernière question.
— Quand je reviendrai dans le coin, vous serez encore là ?
Il se gratte la tête, boit une gorgée de lait. Pendant un court instant, il ne sait plus quoi dire. Comptant rapidement les billets qu’il a gagnés, il les fourre dans la poche de son manteau, puis il se met à tousser. Enfin, il jette un rapide coup d’œil autour de lui, pour vérifier que personne n’est en train de nous espionner, puis il lève la tête vers moi.
— Je suis désolé, Sita, je n’en sais rien. Comme je vous ai dit, je bouge beaucoup, j’essaie de m’occuper. Mais j’espère qu’on se reverra.
Et il ajoute :
— J’aime votre esprit.
Je me penche à nouveau vers lui pour déposer un baiser sur son front.
— Moi aussi, Mike, j’aime votre esprit. Soyez là quand je reviendrai, d’accord ?
Timidement, il sourit.
— Je verrai ce que je peux faire.